
Symbole. Au cœur de la ville de Tunis, s’étend un boulevard. Lieu de rassemblement, c’est sur cette place que le peuple a acclamé Ben Ali en 1987. C’est aussi là que les Tunisiens l’ont vomi, le 14 janvier 2011.
Propre, accueillante, bondée de monde, l’avenue Bourguiba à Tunis est paisible ce 16 décembre 2011 à 18h. Cependant, les stigmates des manifestations qui ont occasionné le départ précipité de Ben Ali, le 14 janvier 2011, sont encore visibles.
Sur la clôture du chantier de construction de l’immeuble Ibci par l’Union bancaire pour le commerce et le crédit, on peut encore lire sur un graffiti : « Vive la Tunisie libre et démocratique ». Une inscription faite par des jeunes le jour de l’annonce du départ de Ben Ali.
Tout au long de l’avenue, des policiers veillent au grain. Discrètement. Ils sont parqués dans cinq bus distants les uns des autres d’environ 200 m ou dissimulés sous des arbustes. Ils regardent attentivement les jeunes qui prennent sous les hangars des restaurants longeant l’avenue. Tout comme on garde un œil vigilant sur les escaliers du Théâtre municipal, lieu de rencontre quotidien de centaines de jeunes. Evidement, les jeunes qui marchent sous les arbustes, généralement habillés en jeans et pull-overs, sont surveillés. Plus illustratif de la tension qui a sévi en ces lieux il y a un an, les fils barbelés qui entourent encore le ministère de l’Intérieur. Rien n’a changé après la fin des affrontements. Près de l’entrée du ministère, un char est posté. A côté, un soldat en faction.
La plus grande avenue de Tunis, qui porte le nom du premier président de la Tunisie s’étend sur 1500 m. Cette avenue s’apparente à un miroir qui reflète à la fois l’histoire et l’état de santé du pays. Le dispositif sécuritaire qui y est mis en place, rappelle les affrontements et violences qui ont opposés les populations aux forces de l’ordre en janvier 2011. Ce qui n’était nullement le cas le 7 novembre 1987, lorsque Ben Ali annonçait un coup d’Etat. Habib Bourguiba était incapable de gouverner le pays pour des raisons de santé.
Ce jour-là, des Tunisiens se sont rendus en masse à l’avenue Bourguiba pour saluer cette nouvelle et apporter leur soutien au nouvel homme fort du pays : Ben Ali. Slama Abdelrazak, 66 ans, ex directeur opérant dans le secteur des télécommunications, aujourd’hui retraité, était de la partie. Au pied de la grande horloge située à l’entrée de l’avenue, il raconte : « Personne n’était au courant. C’était une surprise générale. Dans la nuit, je m’en souviens, il y a eu une coupure d’électricité qui n’avait pas duré. Le lendemain, on était surpris de savoir qu’il y a eu coup d’Etat. Nous nous sommes rendus en masse ici. Il y avait des chars et des policiers. Près d’un millier de personnes jubilaient devant les policiers, qui étaient tout aussi contents. La joie était partagée ».
Mohammed Bouazizi

C’était une joie qui laissait transparaître l’espoir. Elle marquait la fin d’une lassitude qui s’est étalée au bout de 30 ans de règne. « On en avait marre. C’était devenu la pagaille en Tunisie. Je parle surtout de ses dix dernières années de règne. Il était malade. En réalité, c’est sa femme qui gérait le pays. C’est elle qui désignait certains ministres. Il gouvernait avec ses proches, les avis des populations ne comptaient plus. C’était le cafouillage total », dit-il. Pour Slama Abdelrazak, Bourguiba était devenu un dictateur. Mais, un dictateur pas comme les autres. « Bourguiba était un dictateur bâtisseur. Ben Ali, lui, était un dictateur stupide », tient-il à préciser.
L’espoir suscité par cette nouvelle ère n’a pas duré longtemps. Du moins, pour Slama. «Après deux ans, il y a eu un revirement à 180°. On ne reconnaissait plus le Ben Ali qui avait séduit les Tunisiens dans un discours alléchant quand il annonçait son coup d’Etat ». Et le règne de Ben Ali a continué avec une rancœur latente des Tunisiens pendant deux décennies. Jusqu’au 17 décembre 2010, jour où Mohammed Bouazizi, jeune vendeur de fruits, décide de s’immoler par le feu en signe de protestation à la confiscation de sa marchandise par les forces de l’ordre à Sidi Bouzid.
A ce moment-là, toutes les rancœurs ont explosé. Les jeunes sont sortis dans les rues de tout le pays, pour rappeler et ressusciter toutes les injustices dont souffrent les Tunisiens depuis de longues années. L’avenue Bourguiba à Tunis est alors prise d’assaut pendant plus d’un mois. Le clou des manifestations va du 07 au 14 janvier 2011. Le mot d’ordre est unique : ’’Ben Ali, « Dégage ! »’’. Rien à voir avec le rassemblement pacifique du 7 novembre 1987. Près de 8 000 manifestants y ont élu domicile, d’après Reuters.
78 morts, 94 blessés

Faten Alougi, 25 ans, jeune diplômée en Commerce international au chômage, était une manifestante. Assise sous un hangar, non loin de la gigantesque et historique cathédrale Saint-Vincent de Paul construite en 1897, elle boit un café avec son amie Rihab. C’est devenu un rituel. En moyenne, deux fois par semaine, elles s’y rendent pour se détendre. Faten se remémore les récentes manifestations : « Nous étions déterminés à voir Ben Ali partir. Nous étions là avec des pierres pour nous battre contre la police. Vous vous rendez compte, des pierres contre des armes sophistiquées. Nous n’avions pas peur ! On se disait qu’on lutte pour les générations futures. Qu’importe si on mourait ! Nous étions convaincus que notre mobilisation et nos pierres feraient tomber les soldats armés, y compris le régime. Il y avait une solidarité que je n’avais jamais vue auparavant. Tout le monde y était. Je ne passais pas toute la journée ici. Mais, j’ai des camarades qui dormaient sur cette avenue ».
Matraques, gaz lacrymogènes, armes à feu sont mis à contribution par les forces de l’ordre. Pas suffisant pour dissuader les Tunisiens déterminés. « On insultait les policiers qui nous matraquaient et tiraient sur nous. On leur rappelait qu’ils n’étaient que des simples victimes et esclaves du dictateur Ben Ali », se souvient-elle.
Le bilan officiel est lourd : 78 morts et 94 blessés sur l’avenue Bourguiba et dans le reste du pays. Cette résistance est récompensée par le départ de Ben Ali le 14 janvier 2011. « Ce jour-là, c’était la liesse populaire. Des centaines de Tunisiens ont veillé ici. On avait remporté la victoire. On criait, chantait et dansait. On scandait ’’ Dégage ! Debout Tunisiens ! Travail ! Dignité ! Liberté !’’. Nous étions vainqueurs », se souvient-elle, heureuse. Son visage s’illumine quand elle raconte et se souvient de ces moments.

Actuellement, êtes-vous satisfait ? A cette question, c’est Rihab, l’amie de Faten, qui s’empresse de répondre. « Pas tout à fait. Il y a un très léger changement. Ben Ali est parti, mais le régime est le même [le nouveau président de la République, Moncef Marzouki, a prêté serment le 13 décembre 2011, ndlr]. L’économie a chuté et le chômage a augmenté. Il n’y a pas d’emplois. Nous sommes obligés de rentrer à l’Université, parce qu’il n’y a pas de travail. L’université coûte cher, mais c’est mieux de rentrer étudier au lieu de rester à la maison », explique-t-elle.
A la fin de la discussion, Faten Alougi s’interroge : « Vous êtes Camerounais et vous avez un président qui gouverne depuis bientôt 30 ans. Il a plus duré que Ben Ali et est encore là pour longtemps. Pourquoi les Camerounais ne le chassent-ils pas ? » se demande-t-elle. Son vœu, comme celui de son amie, est de voir l’Afrique se débarrasser des présidents qui s’éternisent au pouvoir.
A lire aussi :
A lire aussi :
L’ambassadeur de la Tunisie au Cameroun affirme qu’il a déjà participé à des manifestations à l’avenue Habib Bourguiba. Témoignage.
0 commentaires