Le village est paisible ce soir. Tout est calme sur la grande cour d’environ 100 m2 visible dès l’entrée d’Eyeck I, village situé à 45 Km d’Akonolinga. Les oiseaux ont arrêté leurs chants et ont cédé leur place aux cris stridents des grillons et autres insectes. A l’entrée du village également se dresse un grand hangar en planches et en tôles. L’endroit sert de chapelle. Tout juste à côté, se trouve le presbytère construit en briques. Ceci à la différence des autres maisons construites en terre battue et renforcées par les bambous de chine et les bois les plus résistants de la forêt dense. C’est le cas du domicile du chef du village qui se trouve juste tout près du grand hangar. Nous sommes dans l’un des villages du département du Nyong et Mfoumou les plus terrorisés par les éléphants de la réserve du Dja. C’est au Cameroun dans la région du Centre.
Pour arriver à Eyeck I à partir d’Akonolinga (40 Km de Yaoundé), les habitués du coin résidant à Akonolinga conseillent la motocyclette comme moyen de transport, en raison du mauvais état de la route en saison pluvieuse. C’est d’ailleurs sous la pluie que nous quittons Akonolinga ce 29 avril 2010 à 14h30 à bord de la moto de « Jack Bauer ». Avec ce sobriquet fièrement affiché derrière la motocyclette d’Alexis Messanga Evina, moto taximan, on se serait attendu à un voyage sans problèmes. Le célèbre acteur de la série 24 chrono a en effet l’habitude de trouver une solution aux situations les plus désespérées. Ce qui n’a pas été forcément pas le cas du taximan, qui n’a pas pu éviter deux chutes, malgré les crampons de la roue arrière de sa moto. Ce sont pourtant ces crampons, le sobriquet et l’expérience d’Alexis Messanga Evina, encore appelé « Vieux », qui nous ont amené à choisir ce taximan pour braver la route non bitumée Akonolinga-Eyek I et parcourir les villages avoisinant Eyeck I. Après quatre heures de voyage, avec une escale dans l’arrondissement d’Endom, nous arrivons à Eyeck I sous une fine pluie, à 18h30.
Dans le grand hangar servant de chapelle à Eyek I, quatre jeunes hommes et deux femmes sont assis sur des tabourets. Ils discutent et ont l’air inquiets. Peut-être les éléphants ont fait des ravages dans la journée, se dit-on. Que non ! En fait, ils préparent l’arrivée de l’évêque de Mbalmayo, Mgr Adalbert Ndzana, attendu le lendemain. Ils s’interrogent sur ce qu’ils donneront comme repas et comme offrande à leur visiteur. « En effet, nous n’avons presque rien mis dans nos marmites pour recevoir l’évêque. Il n’y a plus de nourriture au village depuis que les éléphants se sont installés ici. De nombreuses personnes n’ont même pas de vivres à donner au grand fara », explique Pierre Akama, cultivateur. A Eyeck I, comme dans de nombreux villages ici, il est courant que les villageois offrent aux prêtres et hommes d’église qui visitent leur contrée quelques sacs de tubercules ou encore des régimes de plantains ou d’autres produits vivriers en guise de remerciement et d’offrande.
Quand ils apprennent que nous sommes là pour s’enquérir des dégâts causés par éléphants, c’est tout le monde qui veut exposer son cas. Les visages se décrispent. Et tout le monde se rapproche du journaliste pour lui dire comment son champ a été dévasté. Ceux qui s’expriment mieux en français veulent bien qu’on écoute d’abord leur témoignage, au grand dam des illettrés. Nous demandons à rencontrer le chef du village. C’est une femme âgée de 57 ans. Rose Ngono sort aussitôt de sa maison et crie à l’abandon du village par le gouvernement. Elle est le symbole des dégâts causés à Eyek I par les Zok, comme on appelle les éléphants ici (en langue Ewondo). Elle ne va plus au champ. En fait, elle n’a plus de champ. Les éléphants ont détruit tous ses trois champs. Aujourd’hui, c’est la panique totale au village, dit-elle. Personne ne veut avoir la mauvaise surprise de les rencontrer sur son chemin ou dans son champ. Depuis 2005, raconte le chef, les éléphants de la réserve du Dja, qui fuient le bruit des tronçonneuses des exploitants forestiers et les braconniers, se sont refugiés dans les villages limitrophes de la réserve. Ces villages sont Eyeck I, Eyek II, Akak, Ngoui et Bititélé. Il y a trois troupeaux d’éléphants. « Un de quatre, un autre de huit et le troupeau de 15 », affirme le chef. « Avant, ajoute Pierre Akama, ils entraient dans nos plantations qui se trouvaient en brousse. Nous avions abandonné les champs situés près du village parce que les sols, ici, n’étaient plus assez fertiles. Nous sommes allés à deux ou trois Km du village. Les éléphants y sont arrivés et ont tout détruit. De peur de voir les prochaines plantations détruites, les populations sont revenues près du village cultiver. Mais, les éléphants nous ont suivis et ont, à nouveau, tout détruit cette année ».
Le désastre des Zok
Les chasseurs ne vont plus en brousse. Conséquence, le village manque autant de nourriture que de viande. Même les rats sont devenus rares. Les éléphants ne sont plus loin. Ils sont arrivés, il y a une semaine, derrière la maison de Jacques Ndi Ntonga. On peut voir un « grand boulevard » laissé par le passage des mammifères. Quelques tiges de manioc cassées sont encore visibles au sol. Tout comme les excréments noirs des éléphants, sur lesquels poussent déjà quelques plantes. Il était 21h ce soir-là quand les éléphants sont arrivés dans son domicile à Eyek I. Seul Philippe Nkonomo Ntonga se trouvait à la maison. Il raconte : « J’ai commencé par entendre un bruit de branches d’arbre qui se cassaient. Dans un premier temps, j’ai cru que c’était un arbre qui tombait. Mais le bruit a persisté derrière la maison. Je suis donc sorti. J’ai découvert que c’était des éléphants. Ils étaient déjà arrivés trois fois au village et maintenant, ils étaient chez moi ». Pour faire partir les éléphants, Philippe Nkonomo Ntonga, à l’aide de planches, tape sur une vieille brouette.
A Eyek I, le boutiquier du village, Fabien Ondoua, a fait faillite plusieurs fois à cause des dettes non honorées des habitants. La dernière fois qu’il s’est engagé à rouvrir sa boutique, il a pris la résolution de ne plus accorder de crédit. Mais, les villageois n’ayant plus de quoi manger, à cause des éléphants, il a recommencé à le faire. « Le jour où il vont toucher mes palmiers, je vais quitter le village. Trop, c’est trop ! Ils ont déjà détruit mes champs de plantains. Je sais qu’ils vont y arriver. Chaque fois qu’on arrive à la palmeraie, on verse partout l’eau bénite et les cendres que nous donne le prêtre. C’est pour éviter que les éléphants y arrivent», raconte le boutiquier, qui n’a plus que ce champ comme espoir, la boutique étant à nouveau au bord de la faillite.
Le lendemain, cap sur le village Ngoui-Yetsang à cinq Km d’Eyek I. C’est le village le plus dévasté par les éléphants. Ils y ont établi leur « base », apprend-on. Il faut s’y rendre à pied, car, dit-on, du fait de la pluie tombée la veille, même les crampons de la moto de « Jack Bauer » seront impuissants. Ici, les éléphants sont passés hier, 30 avril 2010 à 20h. Il s’agissait du troupeau de huit bêtes. Leurs traces sont encore visibles à quelques mètres de la route. Joseph Nono Voula a vu débarquer chez lui en pleine nuit une femme et ses enfants apeurés, qui se plaignaient des bruits des éléphants qui cassaient les arbustes derrière leur maison. C’est en battant sur un tonneau vide que Joseph Nono Voula a chassé les bêtes. Dans son champ, à 50 m de Ngoui, une vingtaine de bananiers plantains sont jetés au sol. Certains troncs sont déchiquetés. On a l’impression qu’après avoir dévoré les régimes, les éléphants piétinent les troncs. « En fait, ils aiment manger la partie centrale du tronc du bananier», explique Joseph Nono Voula. Des tiges de manioc sont également cassées et les empreintes des éléphants sont encore visibles une semaine après. Un papayer est coupé en deux et la partie portant les fruits a disparu.
Dans le silence de la souffrance
Le représentant du chef de Ngoui, Thomas Nestor Esso Bella, lui, n’a plus de champ. « Si rien n’est fait, je vais rentrer à Yaoundé. Ici, nous ne mangeons plus que les mangues, les bananes douces (ce qui est dévalorisant) et buvons du vin de palme, qui devient même de plus en plus rare. Avant, en arrivant ici, vous trouviez des assiettes d’Ovianga (bouillon de viande de brousse vendu aux passants) installées devant chaque domicile. Aujourd’hui, personne ne va plus en brousse. Il n’y a plus de rats », affirme-t-il. A la question de savoir comment faire pour rencontrer les éléphants, Esso Bella nous conduit chez Robert Esso, son frère. Son pied droit est posé sur une table, bandé. Il est revenu de l’hôpital d’Akonolinga hier, où il a été opéré pour retirer un morceau de bois qui lui a transpercé la plante du pied. « Je n’ai pas pleuré quand mon pied a été transpercé. Ils étaient là, à côté de moi. Apparemment, ils se reposaient. Je ne le savais pas. J’étais en train de tendre mes pièges en faisant même du bruit. C’est quand j’ai entendu le battement de leurs oreilles que je les ai vus et j’ai pris la fuite. C’est en fuyant que mon malheur est arrivé. Une tige pointue a transpercé à la fois ma chaussure et mon pied. C’est facile de dire que vous voulez les rencontrer, mais si vous voyez les dégâts qu’ils commettent dans les champs et que vous les rencontriez en face, je vous assure que vous changez d’avis », raconte Robert Esso. Donc, difficile de trouver quelqu’un qui puisse entrer en brousse et permettre de voir, même de loin, les éléphants.
A Akak-Mamesi, comme dans les autres villages, tous les cultivateurs sont victimes des dégâts causés par les éléphants depuis plusieurs années. Particulièrement, cette année. Certains paysans ont trois, quatre, voire cinq champs dévastés. Les quatre régimes de plantain qu’il y avait encore dans le champ de Catherine Nguelé ont été dévorés par les éléphants. Ces régimes étaient destinés à l’évêque de Mbalmayo. Ils ont été dévorés à la veille de son arrivée. A Eyek II, à six Km d’Eyek I, la situation n’est guerre plus reluisante. « Ils se sont installés à Eyek II. Les femmes comme les hommes redoutent d’entrer en brousse. A certains endroits, ils sont à deux mètres de la maison. Les habitations sont menacées. Dans les champs où ils s’alimentent, ils piétinent ce qui reste. Ils sont mauvais. Conséquence, au village, il n’ya plus de nourriture, ni d’argent. Les enfants sont malades», se plaint le sous-chef du village, Joseph Nah Ossele.
La situation générale dans ces villages du Nyong et Mfoumou n’est pas loin d’une catastrophe humanitaire. Les populations n’ont plus de quoi se nourrir. D’après les chefs de ces villages, ce sont près de 800 habitants qui sont menacés de famine. Même le curé d’Eyek I, l’abbé Hubert Meyenga, qui reçoit au fil des jours de nombreuses plaintes des populations, reconnait que la situation est catastrophique. « Un indicateur simple : nous ressentons l’ampleur de la situation dans les offrandes. Elles baissent drastiquement au fil des semaines. Nous ne cessons de prier pour que ces éléphants s’en aillent », affirme l’abbé Hubert Meyenga. Du fond de leur cœur et de leur village, ce sont près de 800 personnes dans les villages du Nyong et Mfoumou qui demandent à l’Etat de leur venir au secours en leur envoyant de l’aide alimentaire et en trouvant, de toute urgence une solution pour que les éléphants rentrent définitivement à la réserve du Dja.
B-O.D. à Eyek I
De l’eau bénite pour chasser les éléphants
Fabien Ondoua, le boutiquier d’Eyek I, est prêt à tout pour que les éléphants n’arrivent pas dans son champ. Quand il arrive dans sa palmeraie, son dernier espoir – car la boutique est au bord de la faillite -, il fait d’abord une prière. « Chaque fois qu’on arrive à la palmeraie, on verse partout l’eau bénite et les cendres que nous donne le prêtre », affirme-t-il. « Nous le faisons en priant », ajoute sa femme. Plusieurs paysans affirment d’ailleurs verser également de l’eau bénite autour de leurs maisons pour éviter l’arrivée des éléphants.
En dehors de la prière et de l’eau bénite, les populations font du bruit quand les éléphants s’approchent des domiciles. Quand ilms sont arrivés près de son domicile à 21h il y a une semaine, Philippe Nkonomo Ntonga, à l’aide de planches, a tapé sur une vieille brouette. « Au départ, je n’avais même pas l’intention de taper sur la brouette. C’est quand je l’ai heurtée que j’ai entendu le bruit des éléphants cesser. Alors, j’ai pris des planches et j’ai fait le maximum de bruit », raconte-t-il. A Ngoui-yetsang, Joseph Nono Voula a fait recours à un tonneau vide quand les éléphants sont arrivés chez sa voisine et l’ont apeurée, ses enfants et elle. « J’ai tapé sur le tonneau vide en criant et j’ai entendu les éléphants fuir », confie-t-il.
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